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What a wonderful world.

Silence, like a cancer, grows.

8 Février 2021

Il y avait, dans ce bureau, une sensation que je ne m'expliquais guère. Une impression désagréable d'irréalité. Un décalage malsain entre ce que ce bureau aurait dû être, et ce qu'il était vraiment. C'était comme s'il y avait un sous-entendu dans le bois, dans les murs ; quelque chose de malhonnête dans l'inclinaison de la chaise, comme un mensonge sous-jacent dans la disposition de l'écran. Je ne parvenais pas à mettre le doigt dessus, et ça me rendait dingue.

Était-ce à cause de cette impression de neuf ? L'hôpital avait été inauguré plus de quatre ans auparavant. Les murs ne sentaient plus la peinture fraîche depuis longtemps, et pourtant, il était évident que ce bureau n'avait pas été usé à sa juste valeur. La locataire ne devait pas passer beaucoup de temps derrière son écran. Mais était-ce une raison pour que l'endroit semblât aussi froid ? Peut-être, finalement, était-ce tout simplement une question d'éclairage. À moins que ce ne fut à cause de l'absence totale de décoration. Mais dans un cas comme dans l'autre, ces arguments ne me convainquaient guère ; mon propre bureau n'était pas plus ornementé que celui-ci, l'éclairage devait probablement être le même, et pourtant, il me semblait qu'il ne fût pas aussi lugubre.

« Je ne suis pas sûre de bien comprendre. »

Peut-être était-ce l'altitude. Le bureau de Céline se trouvait au rez-de-chaussé, tandis que le mien était au 14e étage. Ni elle ni moi n'avions de fenêtre, mais peut-être que les humains possèdent naturellement un altitudomètre interne qui les renseigne en tout temps sur leur position verticale dans l'espace. Qui sait.

« Qu'est-ce que tu lui reproches, exactement ? »

Je levai les yeux vers Céline. Elle avait cette façon de fixer les gens dont elle attendait une réponse qui n'était pas tout à fait déplaisante en temps ordinaire. Depuis que je travaillais avec elle, j'avais pris l'habitude de l'imiter.

« Je lui reproche d'être complètement désorganisée. Je la vois, toute la journée, s'agiter et perdre un temps fou sur un tas de broutilles, tandis que les tâches vraiment prioritaires s'accumulent. Et à la fin de la journée c'est moi qui doit me taper tout le travail qu'elle n'a pas su faire. »

Voilà. Je l'avais dit. Et maintenant que les mots avaient été lâchés dans l'air, ils me semblaient bien moins terribles qu'avant.

« Tu es sûre de ce que tu avances ?

— Certaine.

— Tu as des exemples ? »

Je haussai les épaules. Les exemples, je ne les notais pas, mais si je commençais à le faire...

« Et bien elle ne fait pas les retours d'appels, ni toute la paperasse quotidienne. Elle me laisse toutes les tâches qu'elle trouve pénible. Comme si j'étais son assistante.
— Et bien c'est parce qu'elle a d'autres choses à faire. Des choses que tu ne vois peut-être pas. Des choses importantes, qui lui prennent plus de temps.

— Mais si ces choses lui prennent tant de temps, c'est parce qu'elle a un putain de merdier dans la tête et qu'elle est trop conne pour organiser ses tâches en fonction des priorités ! »

Céline fronça les sourcils, et le bureau s'effondra sur lui-même. Les murs se diluèrent, et le décor tout entier s'effaça.
Je baissai les yeux sur mon écran d'ordinateur. 6h42. J'avais encore une fois passé près de deux heures à m'imaginer avoir cette éternelle conversation au sujet de cette situation merdique au travail, qui ne faisait que s'envenimer jour après jour depuis un an.

Avec un gros soupir, je pris ma tasse vide pour me servir un nouveau café. Il me restait encore un quart d'heure avant de devoir commencer à me préparer pour aller travailler. J'avais déjà la boule au ventre, rien qu'à l'idée de voir la tronche de Sabrina un jour de plus. Mais ça, comment l'expliquer à Céline sans me mettre immédiatement à gueuler comme un putois ?

Céline, c'était la supérieure. La responsable du département. Sabrina, quant à elle, était la plaie qui refusait de cicatriser, le spam qui poppait jusque dans mes rêves, la pollution qui m'empêchait de respirer au quotidien. Au début pourtant, elle n'avait été qu'un désagrément mineur, une démangeaison minime, facile à soulager... Mais je n'avais pas fait assez attention, et elle avait pris trop d'ampleur. L'agacement s'était mué en haine en un temps record. C'était de ma faute, j'aurais dû être plus vigilante. Bon sang, ce n'était pourtant pas la première fois que ça m'arrivait...

Sabrina. L'accélération de mon rythme cardiaque en réunion. La moiteur de mes mains au téléphone. Les grimaces exaspérées que je parvenais de moins en moins à retenir. Le soupir excédé qui ponctuait désormais chacune de mes phrases, y compris lorsque je me trouvais en dehors du travail.

Comment avait-elle pu prendre un tel poids ? Elle avait grossi comme une tumeur et était devenu inévitable. Désormais elle m'obsédait, et son existence même m'était devenu insupportable.
 

C'était bel et bien de ma faute. Je ne pouvais le nier. J'aurais dû contenir mon mépris plus tôt, avant qu'il ne devienne incontrôlable. Il n'est cependant jamais trop tard pour faire amende honorable, et la situation était devenue si insupportable que je n'avais guère d'autre choix que de chercher une solution.

Malheureusement pour ma pomme, toutes mes tentatives de soulager cet état de fait échouèrent lamentablement. Je me rendis compte au bout d'un certain temps que tout essai d'améliorer les choses serait vain tant que je n'aurais pas fait un examen honnête de ma conscience. Alors, je me suis interrogée. Quel était le véritable problème, avec Sabrina ?

La réponse, qui n'était pas si compliquée à trouver, me fit hausser un sourcil.

Le véritable problème, avec Sabrina, était le rôle qu'elle me laissait. Car je ne pouvais nier que, dans toute cette histoire, c'était bien moi la méchante. Elle était celle à plaindre, j'étais celle à blâmer. Elle était la victime de mon mépris et de ma mauvaise humeur, j'étais le bourreau de ses journées. Et c'était peut-être pour ça que je la haïssais à ce point : parce qu'elle faisait ressortir ce qu'il y avait de pire en moi.

Ce n'était pas de la jalousie. C'était une extinction complète de ma patience. C'était un surlignage de ce mépris hérité de mon éducation dont je ne parvenais pas à me défaire, malgré tous mes efforts. C'était un gros index qui appuyait pile poil sur tous ces défauts et ces états d'esprits peu reluisants qui restaient accrochés à ma personnalité quoi que je fasse. Sabrina était trop l'incarnation parfaite de tout ce qui m'agaçait : son existence seule m'empêchait de me mentir, de me faire croire que j'étais enfin devenue une femme mature, sage et raisonnable.

Bref. Comprendre le problème n'était pas si difficile, mais cela ne m'avançait guère. Elle me rendait la vie impossible par sa seule présence, et si je ne voulais pas devenir folle, il me fallait encore trouver un moyen d'expulser toute cette haine. Je ne pouvais simplement me plaindre à notre supérieure, vu que c'était moi la coupable. Et tout ce que j'avais pu essayer avait échoué...
Il me restait cependant une méthode. Un seul outil.
Écrire.

C'était ma dernière chance. Ma dernière solution. Si écrire échouait à me guérir de ma haine, il ne me resterait plus qu'à démissionner. Ou à l'étrangler. Peu importait, le résultat serait le même.

Écrire, il me fallait écrire. Alors c'était décidé, j'allais tout écrire. Avec l'honnêteté la plus brutale dont je pouvais faire preuve. Et il ne s'agissait certainement pas de simplement raconter ce que je vivais, ou ce que je croyais vivre, non : il fallait que j'écrive violemment, en n'épargnant personne, et certainement pas moi-même. J'étais la méchante ? Très bien. Aucun problème. Mon ego avait vécu bien plus atroce que le fait de comprendre ma véritable nature de pétasse méprisante et prétentieuse. Ça, ce n'était vraiment pas compliqué de vivre avec ; ce qui allait être plus délicat, c'était le traitement que j'allais réserver à ceux qui m'entouraient. Mais si c'était le prix à payer pour ne pas jeter Sabrina par la fenêtre du 14e étage, j'étais prête à signer.

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