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What a wonderful world.

Crépuscule.

12 Février 2018

La professeur arriva à sa dernière diapositive, un peu surprise, comme à chaque cours. Elle replaça une mèche de ses cheveux blonds trop fins derrière son oreille, et annonça d'une voix timide que le cours était terminé. Les élèves - la courageuse douzaine d'élèves qui n'avaient pas déserté durant la pause - ne lui demandèrent pas de répéter. Raclements de chaises, zips de fermetures éclaires et bruissements de papiers remplirent soudain l'amphithéâtre, et les vagues recommandations de la prof au sujet des devoirs de cette semaine furent ensevelies sous le vacarme.
L'étudiante traîna. Elle commença par répondre à ses sms, puis entama soudainement une conversation fiévreuse avec sa voisine. Mais lorsque la dernière personne eut quitté la classe, l'étudiante soupira, et baissa la tête. Sachant parfaitement qu'il était inutile de faire traîner les choses, elle rangea enfin ses affaires, enfila son manteau, et quitta l'université.
Elle ne rentra pas tout de suite chez elle, et fit un détour par le centre commercial. Elle flâna devant les vitrines, mimant un morne intérêt pour des vêtements qu'elle n'achèterait jamais, puis traîna des pieds jusqu'à la librairie. N'ayant pas particulièrement envie de s'offrir un énième livre, et sentant le regard agacé du libraire sur sa nuque, elle quitta la boutique après avoir fait trois fois le tour de chaque rayon.
Enfin, l'étudiante entra dans l'épicerie. Elle plissa les yeux devant le rayon des alcools -pas cette fois, non, pas un lundi-, et alla directement jusqu'au rayon animal. Elle entassa les conserves de pâtée pour chat dans son panier, et fila à la caisse.

 

Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, et elle entendit les miaulements résonner dans le couloir. Son chat avait pris l'habitude de la saluer à chacun de ses retours, comme l'aurait fait un jeune chien.
— Salut, Merlin, dit-elle en laissant tomber son sac à dos dans l'entrée.
L'étudiante avait oublié d'éteindre la lumière de la salle de bain en partant, ce matin-là. Alors qu'elle se pencha pour dénouer ses lacets, elle croisa son reflet dans le miroir. L'image, fugace, n'avait pas durée plus d'une demi seconde; elle n'en resta pas moins douloureusement imprimée sur sa rétine. Elle l'avait vue, sans aucun doute, cette image jumelle d'elle même qui lui était si étrangère. Et elle entendait déjà son sourire sardonique.
Elle laissa choir son manteau au sol, à côté de ses chaussures, et s'allongea dans le canapé. Puis elle prit son téléphone et s'injecta une bonne dose de Facebook.
Des mois auparavant, exaspérée du temps qu'elle perdait sur les réseaux sociaux, elle avait supprimé la quasi totalité de ses contacts. À présent, elle passait toujours autant de temps sur le site, mais elle ne voyait plus que les mêmes posts tourner en boucle.
"Alcoolcigarettesxanax, graissebouffekilos, alcoolcigarettesxanax, tes exams tes exams tes exams..."
Les yeux dans le vide, elle se rendit compte que son portable s'était éteint. Elle secoua la tête, se leva, et colla le front contre la porte vitrée du balcon.
Il s'était mis à pleuvoir. Dehors, la neige noircie formait des icebergs à la dérive dans le caniveau. Les arbres nus se balançaient au gré du vent, et les lampadaires s'étaient allumés, projetant leur lumière orange sur les bâtiments gris. C'était un soir de janvier comme les autres. Il faudrait encore de longs mois avant que le soleil ne se décide à revenir.
"Tes exams, tu vas rater tes exams, tu vas tout rater, tu ne peux pas y arriver, incapable, incapableincapableincapable, déception..."
L'étudiante secoua la tête. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, elle croisa à nouveau le regard de son reflet dans la vitre. Le reflet ouvrit la bouche, prêt à dégainer un sarcasme, mais l'étudiante ne lui laissa pas le temps de parler. Elle tourna les talons et alla dans la cuisine.
Le cadran digital du four indiquait dix-neuf heures. Encore trois heures. Autrement dit, l'éternité. Elle ouvrit la porte du frigo et contempla d'un air absent son contenu.
"Régime, balance, stress... régime, balance, stress... régime, balance, stress..."
Elle claqua la porte plus violemment qu'elle ne l'aurait voulu, et entendit les bouteilles tintinnabuler.
"Stupide stupide stupide..."
Et bien malgré elle, elle recommença. Les yeux perdus dans le vide, debout dans la cuisine, elle se laissa aller et écouta. Elle écouta les centaines de murmures qui tapissaient l'appartement, elle autorisa les milliers de créatures invisibles sortir de leurs cachettes. Elle laissa les fantômes ramper sous les meubles, s'extirper des placards. Il y en avait tellement, partout, dans le moindre interstice, derrière la cafetière, entre les pages des livres de la bibliothèque, dans les plis des rideaux et jusqu'au fond de son lit...
La lumière vacilla. L'ombre se mit à croître,  tout d'abord à la périphérie de sa vision, puis elle engloba l'étudiante toute entière. Les murmures se firent chuchotements, les chuchotements se muèrent en cris, et devinrent des hurlements. Depuis la salle de bain, son reflet hurlait de rire.
Les monstres s'agrippèrent à ses jambes. Ils glissèrent leurs mains glacées sous ses vêtements, contre sa peau, et enfoncèrent leurs langues fourchues dans ses oreilles. Ils la forcèrent à s'asseoir, dans le noir, et à écouter. Et trois heures s'écoulèrent, trois heures, autrement dit l'éternité, où elle acquiesça à chaque parole. À chacun de leurs sarcasmes, à chacune de leurs insultes. Bien sûr qu'elle était stupide. Évidemment qu'elle était empotée. Et grosse. Et laide. Et c'était une certitude qu'elle ne réussirait jamais ses études, ou ses stupides rêves d'écriture, et c'était une certitude qu'elle ne serait jamais rien de plus qu'un parasite pour les gens qu'elle aimait. Elle n'arriverait à rien dans la vie. La seule chose qu'elle savait faire, et pour laquelle elle excellait...
C'était d'être une déception.

 

Et puis soudain, le bruit magique fit taire les monstres. Ils disparurent tous d'un seul coup, terrorisés. En une fraction de seconde ils retrouvèrent leurs cachettes, dont ils ne sortiraient à nouveau que la semaine suivante.
— Bonsoir! fit son fiancé.
L'étudiante se releva, sonnée et engourdie. Elle cligna des yeux pour chasser son hébétude, et vit sur le cadran digital qu'il était vingt-deux heures. Et elle retrouva son sourire.

 

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